Vingt ans se sont écoulés depuis les événements de ce récit.
Devant moi, la mer prend ses aises. Elle est claire, dolente. Elle fait la sieste sous l’astre brûlant de l’après-midi. Un air épais et chaud, comme mielleux de soleil, retient quiconque de bouger. Même les ombres, au sol, se font petites.
J’écris dans la mansarde de l’étroite maison où Fiona et moi, la première fois, nous avons fait l’amour. Nous l’appelons mon bureau parce que j’ai posé, face à la fenêtre, un pupitre branlant où je m’isole pour bleuir le papier, mais nous savons très bien que le meuble central de cette pièce reste ce lit exigu, ce lit de dépannage aux lattes distendues qu’on m’avait offert pour un soir et où Fiona et moi, malgré le confort supérieur de la couche conjugale, nous montons souvent pour nous enlacer en secret. Dix enfants sont sortis de ce grabat, dix beaux enfants sains et roux qui nous ont obligés à construire, collée à la cuisine, une annexe en planches où vient siffler le vent.
À cette heure, Fiona doit être dans l’avion qui la ramène de New York. Bêtement, je scrute le ciel. Elle me rejoindra tout à l’heure. Elle vient d’inaugurer la fondation consacrée à l’œuvre de Carlos Hannibal. Une consécration. Celui-ci nous a quittés dans son sommeil, il y a quelques années, avec autant de discrétion qu’il en avait mis à vivre. Depuis, sa cote s’est envolée, les jeunes peintres se sont réclamés de lui, les amateurs l’ont découvert, les critiques ont mesuré son importance et il apparaît aujourd’hui, dans l’histoire de l’art, comme l’artiste le plus intéressant de la période qu’il a traversée. « La gloire va mieux aux morts, me disait-il souvent, c’est un vêtement d’emprunt, elle rend les vivants ridicules. » Ce ridicule lui aura été épargné car il s’est éteint presque pauvre, riche de l’estime de quelques-uns, entouré par notre amour et notre confiance. Suis-je pour quelque chose dans sa découverte ? Il est présomptueux de le penser. Toujours est-il que j’ai passé des années à écrire des articles sur lui, expliquer les émotions que me donnaient ses toiles, raconter comment il avait changé ma vie. Ça le faisait rire.
– Tu m’aimes trop, me disait-il.
– On n’aime jamais trop.
– Trop parce que tu m’aimes deux fois. Tu aimes ma peinture et tu m’aimes moi.
– Alors dites plutôt que je vous aime trois fois : je vous aime, vous et votre peinture, puis j’aime aussi l’amour que j’ai pour vous.
Comment deux hommes aussi taiseux, aussi pudiques, aussi réservés qu’Hannibal et moi, pouvaient-ils se parler d’amour avec cette indécence ? C’est un secret qui est parti avec lui.
Un bois de chevron craque dans le ventre tiède du grenier.
Fiona sera auprès de moi dans quelques heures. Lors de ses absences, ma sensibilité s’exacerbe, je me rends compte que le temps passe, que la vie s’amenuise, que les enfants sont nombreux, bruyants, guettés par mille dangers, j’angoisse, je ne trouve pas le sommeil et vivre m’apparaît un fardeau. Pourtant je sais que tout rentrera dans l’ordre dès qu’elle franchira le seuil bleu de la maison.
Une seule exception. Ce matin. Nous avons nagé, les enfants et moi, nus, jusqu’aux rochers du large. Mes rejetons m’entouraient, nous allongions nos corps dans une eau douce, tendre, tiède, émeraude, qui épousait nos gestes lents et j’eus soudain le sentiment d’être une maman poisson avec tous ses petits. J’étais à ma place, sur un point de l’univers, je servais à quelque chose et ma vie me semblait justifiée. De retour sur le sable, l’ordinaire a repris, il a fallu distribuer les serviettes, mettre de l’ordre, siffler les retardataires, donner quelques tapes ; cependant l’ordinaire s’était gorgé de sens. « Sans moi, l’humanité ne serait pas ce qu’elle est », répétait Zeus-Peter Lama. Ce matin, pour la première fois, j’avais l’impression d’avoir mon rôle, moi aussi. Des êtres avaient besoin de moi, des vivants comme des morts. Qu’ai-je d’irremplaçable ? Ça. Mes pensées. Mes soucis. Mes attachements. Mes amours.
Derrière moi, plus à l’intérieur des terres, l’Ombrilic a été détruit. Parfois, le vertige me saisit à penser que la somptueuse et ostentatoire demeure de Zeus n’est plus alors que notre misérable bâtisse en bois continue à abriter notre bonheur.
Zeus-Peter Lama, évidemment, n’a pas toléré de mourir. Son duel avec sa seule rivale, la Nature, s’est poursuivi jusqu’au bout. Lorsqu’il a senti que l’âge l’affaiblissait, il n’a pas voulu se laisser dominer, il s’est allongé dans le congélateur où était couchée Donatella, sa dernière femme, en demandant que la science réveillât son génie lorsqu’elle en serait capable. Rien ne fut jamais naturel chez lui, pas plus la mort qu’autre chose.
Qu’est devenue cette boîte frigorifiée ? J’ai appris que les nouveaux propriétaires de la villa l’avaient gardée puis, les ventes se succédant de plus en plus vite jusqu’à la démolition, on a fini par perdre sa trace.
L’immense parc a été divisé et, à la place où s’élevait autrefois le palais orgueilleux, on a construit un long immeuble trapu de trois étages qui fait office d’asile psychiatrique. C’est là qu’ont été internées les beautés. Ou plutôt les ex-beautés car le scalpel de Fichet, aidé par l’imagination de Zeus, les avait toutes rendues extravagantes, singulières, monstrueuses. Leur carrière fut de courte durée. Comme la réputation de Zeus, elle ne survécut pas à sa disparition physique. Lorsque cet histrion de Zeus-Peter Lama ne fut plus là pour mobiliser l’attention des médias, on réévalua sa production et l’on s’aperçut vite qu’elle se résumait à plus de bruit que de talent. Quelques collectionneurs et marchands, alarmés par la fonte de leur capital, tentèrent artificiellement de soutenir le marché mais le temps emporta ces créations dans l’oubli avec une insoupçonnable rapidité. Parfois une des ex-beautés s’enfuit en hurlant du parc, déjouant les sentinelles, et les nageurs s’effraient de voir apparaître sur la plage, folle, écumante, hagarde, en chemise de nuit, une ogresse aux chairs torturées, aux yeux vides et à la bouche sans mots, dont plus aucun musée ne veut.
Qui sait aujourd’hui ce qu’a réalisé Zeus-Peter Lama ? Qui connaît encore son nom ? Souvent, en rédigeant ce récit, j’ai douté qu’un éditeur s’intéresse même à mes mémoires. Seul le fait que je sois le gendre d’Hannibal pourrait attirer l’attention sur mon récit. Qu’importe ! J’écris pour écrire, je livre mes confidences au tiroir, quitte à ce qu’un de mes enfants découvre un jour ces pages par hasard.
Le soleil, à longs rais, enfile les lames des persiennes. Lorsque la lumière touchera le pied du lit, l’air se sera allégé, la langueur du soir menacera la canicule, et je pourrai sortir. C’est à ce moment-là, j’espère, que retentira la voix de Fiona : « Adam ? »
Fiona m’appelle toujours Adam, Tazio lui est venu trop tard.
« Je t’ai connu comme cela, je t’ai aimé comme cela, je ne te veux pas différent. Juste avec quelques rides de plus, et quelques cicatrices… »
Même si mon apparence n’est plus monstrueuse, je ne ressemble pas à un homme ordinaire. Je l’accepte. Mon corps raconte l’histoire de mes erreurs. Les tripatouillages de Fichet et de Zeus, leurs invasions profondes, leurs broches, leurs coupes, leurs renflements, leurs prothèses, leurs cicatrices, ces blessures m’ont donné ma deuxième naissance. Ma troisième naissance eut lieu sur la plage, devant le chevalet d’Hannibal, lorsque je découvris que l’univers était beau, plein, riche, si j’acceptais, moi, d’être médiocre, vide, pauvre. Hannibal fut mon père, pas seulement mon beau-père, car il sut, en un instant, me charger du désir de vivre en me donnant le sens de l’émerveillement.
– Adam ?
Est-ce que je rêve ou m’appelle-t-elle déjà ?
– Adam ?
Je dévale les escaliers et embrasse Fiona, droite et souple au-dessus de ses valises. Elle met son doigt sur ma bouche pour me rappeler de ne pas réveiller les enfants et me tire dehors par la main.
Nous marchons sur la plage.
À la pression de ses doigts, je comprends que l’ouverture de la fondation a été triomphale. Tout est dans l’ordre. Inutile d’en dire plus. Nous sommes devenus les parents d’Hannibal depuis qu’il est mort, nous nous en occupons bien.
La mer est à marée basse, la plage à sable haut. Le soir s’annonce au blondissement de la lumière.
Nous avançons vers la ligne invisible et mystérieuse où les nues et les eaux se confondent.
Nous sommes merveilleusement seuls.
Jeune, j’ai voulu que la beauté soit en moi, j’ai été malheureux. Maintenant, je sais qu’elle est partout autour de moi, je l’accepte.
Nous atteignons les confins, là où la mer, s’étant retirée, n’a laissé que des flaques inertes. Nous ne bougeons plus. Le soleil sur le front, l’air des grèves dans les poumons, la caresse du vent sur nos jambes, nous sommes imprégnés du monde, dilatés, à l’unisson. Le temps s’attarde. Des mouettes crient, jaillies de l’horizon dans un fouettement d’ailes.
Tout à l’heure, nous emmènerons les enfants chez mes parents. Je ne leur ai jamais dit qui j’étais, mais je leur ai proposé, un jour, parce qu’ils jouaient souvent au parc avec les derniers-nés, de devenir des grands-parents adoptifs. Mon père a accepté avec joie et l’on voit parfois, dans les yeux gris et glauques de ma mère où ne flottait autrefois que de l’indifférence, des lueurs d’amusement. J’espère encore abolir le passé. Seul le présent compte.
Un bruissement frais au niveau de nos mollets nous réveille. La marée remonte. Le ciel se décolore.
Fiona et moi rentrons à la maison, lentement, en nous retournant pour vérifier les traces de nos pieds sur le sable et regarder la mer, éternelle, infatigable, effacer nos empreintes.